Séance HS: Editer en plusieurs langues : peut-on parler de « bibliodiversité » ?
à l’occasion du Salon du livre de Paris (du vendredi 15 au lundi 18 mars)
Jeudi 14 mars, 15:00-18:00 (Forum de la bibliothèque de la FMSH, 54 bd Raspail, 75006 Paris)
Table ronde 1 : Publishing Practices (en anglais)
- Zoran Hamovic, directeur de la maison d’édition CLIO (Belgrade)
- Johan Van der Beke, Publishing Manager, Editions Brepols (Turnhout, Belgique)
Table ronde 2 : Outils et pratiques numériques et collaboratives à l’échelle globale
- Séverine Sofio, sociologue (CNRS / CRESPPA)
- Delfim Ferreira Leão (Université de Coimbra)
- Pierre Mounier (EHESS), directeur-adjoint d’OpenEdition, coordinateur de l’infrastructure de recherche OPERAS
Publier en plusieurs langues offre des perspectives innovantes pour faire circuler les textes de sciences humaines et sociales. Cette pratique, assez marginale en France dans l’édition « classique » de livres, mais bien développée dans d’autres parties du monde, trouve de nouveaux terrains avec le numérique. Publier en plusieurs langues pose la question des publics visés et recouvre des pratiques très diverses selon les contextes, par exemple celui d’un marché « périphérique » ou « global ».
En quoi ces pratiques participent à la « biblio-diversité » et qu’appelle-t-on « biblio-diversité », telles sont quelques-unes des questions qui ont animé la table ronde organisée le 14 mars 2019 à l’École des hautes études en sciences sociales dans le cadre du cycle Éditer les sciences sociales aujourd’hui et du séminaire Penser en plusieurs langues. Éditer des
traductions en sciences humaines et sociales, dirigé par Anne Madelain, Franziska Humphreys et Marc Aymes. Cette table ronde avait lieu à l’occasion de l’ouverture du Salon du livre de Paris qui a mis cette année l’Europe à l’honneur.
Y participaient des acteurs représentatifs de la diversité de l’édition de sciences humaines en Europe : Johan Van der Beke, directeur de publication aux éditions Brepols, une maison bicentenaire, fondée en 1796 à Turnout en Belgique, aujourd’hui dotée de rédactions aux États-Unis et en Grèce, qui publie en 5 langues principales (dont l’anglais, le français, l’italien, l’allemand, le néerlandais) auxquelles s’ajoutent les langues anciennes ; Zoran Hamović, directeur des éditions CLIO, une des principales maisons d’édition pour les sciences humaines en Serbie, qu’il a créée au début des années 1990 alors que l’effondrement du système socialiste et de la fédération yougoslave nourrissait un besoin de connaissance et de traductions ; Séverine Sofio, sociologue au CNRS, rattachée au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris et corédactrice en chef de la revue Biens symboliques/Symbolic goods, jeune revue de sciences sociales bilingue diffusée en open access, lieu de réflexion sur la traduction ; Delfim Ferreira Leão, historien de la Grèce ancienne, vice-recteur de l’Université de Coïmbra (Portugal) dont il a dirigé les presses de 2011 à 2019 et accompagné la transformation vers un modèle innovant d’édition numérique sur la plateforme UC Digitalis. Il coordonne un groupe de travail sur le multilinguisme pour le projet d’infrastructure européenne OPERAS (Open Access in the European Research Area through Scholarly Communication), dont un des initiateurs est la plateforme française OpenEdition ; Pierre Mounier, son directeur-adjoint et coordinateur scientifique d’OPERAS, auteur de nombreux ouvrages et articles sur les humanités numériques complétait le panel.
Le terme biblio-diversité est un concept développé par des éditeurs indépendants dans les années 1990 en Amérique latine, qui fait référence à la diversité culturelle au sein de l’édition : indicateur du bon fonctionnement du système éditorial et du livre, il s’inspire du concept de biodiversité pour promouvoir la nécessaire diversité des productions éditoriales et de leur mise à disposition.
La question du rôle de l’éditeur scientifique aujourd’hui a donc été au cœur des discussions :
quel est ou doit être son rôle dans un univers académique à la fois internationalisé, concurrentiel et fragmenté ? Doit-il être un « courtier de l’information », selon la formule de Johan Van der Beke, attentif à servir la communauté scientifique dans le monde entier en s’efforçant d’intéresser d’abord les bibliothèques avec des livres de fond et des recherches fondamentales ? Ou doit-il s’efforcer de rapprocher le public de la science, donc de disséminer des connaissances, traduire, rendre plus lisible une pensée complexe ? Si ces deux rôles peuvent être complémentaires, ils impliquent des stratégies différentes de la part des éditeurs.
L’ère numérique a bouleversé en profondeur le rapport à l’information et au savoir. Les éditeurs, quel que soit leur statut (privé, public) ou leur taille, ont la nécessité de s’adapter à une situation où le lecteur -ou l’internaute- est de moins en moins prêt à payer pour acquérir des connaissances.
L’internationalisation n’est pas une notion abstraite. C’est un processus concret qui dépend d’une situation nationale et linguistique particulière. Ainsi, l’espace post-yougoslave fragmenté et paupérisé est cependant un espace très dynamique pour l’accueil de traductions de sciences humaines, ce qui correspond aussi à une tradition intellectuelle. Alors que Revue.org – portail français de revues de sciences humaines et sociales dont est issue la plateforme OpenEdition – était d’abord un projet francophone et national, éditer en ligne l’a introduit dans un environnement immédiatement international. C’est à partir de cette situation concrète que ses initiateurs se sont demandés comment se positionner. Bien qu’il vende des livres aux bibliothèques universitaires dans le monde entier, Brepols continue d’être perçu comme un éditeur européen, du fait de la diversité méthodologique de ses ouvrages. Le terme de « marché global » des sciences sociales reste à prendre avec précaution ; les lecteurs sont des individus situés et « l’interconnexion » – des recherches ou des références – est sans doute une notion plus juste.
Certes, le développement des ressources scientifiques en open access, favorisé par l’Union européenne autant que par les États membres (voir en France la Loi pour une République numérique votée en 2016) est une avancée pour la démocratie et la science. Néanmoins, comment financer la circulation internationale des textes scientifiques, les traductions, l’édition multilingue numérique alors que les livres se vendent de moins en moins ? Les réponses diffèrent selon les acteurs. Néanmoins, les participants se sont accordés pour dire que la pluralité linguistique est un gage de diversité de la pensée mais qu’il ne s’agit pas de tout traduire. Il est préférable de traduire ce qui est nécessaire dans un contexte particulier.
Ainsi, au Portugal, où les chercheurs maîtrisent souvent très bien plusieurs langues, la lecture en langue originale et l’édition multilingue sont une solution. Depuis huit ans, les Presses de l’Université de Coïmbra ont développé la publication numérique en plusieurs langues dont le portugais, l’espagnol mais aussi l’anglais, l’allemand, le français, l’italien et le grec qui leur a permis d’atteindre un lectorat beaucoup plus vaste que sur papier, comme en témoignent les milliers de téléchargements constatés. Pour sa part, la revue Biens symboliques / Symbolic goods a mis la traduction au centre du processus éditorial et demande à ses auteurs d’anticiper le passage dans l’autre langue en recherchant une lisibilité dès l’écriture, ce qui implique un travail d’échanges riche et inédit entre auteur, éditeur et traducteur.
Ces différents projets souhaitent donc s’inscrire dans un marché global en maintenant la diversité des contextes de publication, de langue et de culture. L’initiative OPERA répond aussi à cette nécessité, en concevant des nouvelles modalités de mise en réseau et de collaboration entre des acteurs de l’édition de tailles différentes, spécialisés sur des sujets et s’adressant à des publics différents. On peut aussi imaginer de nouveaux formats de textes à traduire, par exemple de longs résumés d’articles (comme le propose Pierre Mounier). Les participants se sont aussi accordés sur la nécessité de persuader les financeurs du besoin de soutenir les traductions. La notion de biblio-diversité peut être un bon slogan à cet effet, notamment pour les convaincre des vertus des micro-projets.