Diane Dessalles-Martin

Une contribution à l’histoire des dictionnaires bilingues

Dans le cadre de mon mémoire de Master, j’ai réalisé une recherche sur le plan historique des dictionnaires bilingues, en essayant de comprendre les contextes culturels de leur création et de leur utilisation : identifier les environnements dans lesquels ces ouvrages ont été réalisés, déterminer, au-delà des lieux et des époques, quels traits communs les concepteurs partageaient et à quels utilisateurs ils s’adressaient.

J’ai commencé par rechercher les ouvrages dans les archives numériques des bibliothèques nationales. Les dictionnaires bilingues publiés font en effet partie des ouvrages que recensaient ces bibliothèques dès leur création. Depuis le développement des techniques de numérisation, elles mettent à disposition de nombreuses archives sous forme numérique.

Ainsi, j’ai parcouru virtuellement les bibliothèques suivantes :

J’ai cherché à repérer les dictionnaires bilingues de façon structurée en utilisant des mots-clés précis qui me permettent de faire des recherches reproductibles.

Je voudrais dans un premier temps apporter une analyse critique de mes données et faire ressortir les limitations qui leur sont associées.

L’invention et le déploiement de l’imprimerie constituent un point de départ temporel. En effet, ces ouvrages sont, la plupart du temps, imprimés. Il existe quelques ouvrages conservés sous forme manuscrite, mais ils sont rares.

Il faut ensuite prendre en compte les dates de création des bibliothèques dites « nationales ». La bibliothèque nationale française, par exemple, trouve son origine dans les collections royales. Dès 1537, tout livre imprimé dans le royaume de France doit y être déposé. La bibliothèque nationale espagnole, quant à elle, est de création plus récente (début du XVIIIe siècle). Les ouvrages antérieurs à cette période y sont peut-être moins bien représentés.

Je voudrais en particulier faire une mention pour la bibliothèque nationale d’Autriche. L’Empire austro-hongrois a constitué pendant longtemps une structure politique d’envergure qui a recouvert une grande partie du territoire européen. Cet empire étant multilingue, j’ai pensé que la bibliothèque qui lui était associée possédait de nombreux ouvrages que je recherchais.

Pour la suite de l’analyse, je me suis limitée aux ouvrages édités avant 1878. En effet, plus tard, on assiste à un foisonnement de publications et on entre dans une autre ère historique.

De mes recherches, j’ai identifié 152 ouvrages dont la publication s’échelonne entre 1446 et 1878. Je propose de synthétiser cet ensemble de données dans le diagramme suivant.

Figure 1 : Présentation sous forme de graphe de l’ensemble des dictionnaires bilingues identifiés. Chaque lien correspond à un dictionnaire, chaque nœud correspond à une des deux langues du dictionnaire.

Chaque bulle correspond à une langue présente, chaque trait à un dictionnaire reliant deux langues. Les langues sont regroupées par continent. Certaines langues européennes sont reliées entre elles : elles se trouvent à l’intérieur du carré bleu. On voit que le latin y est une langue très présente, de même que le français. On repère une disposition géographique, en fonction de la position historique des différents états européens par rapport aux autres continents. Par exemple, les explorateurs français ont été historiquement très présents en Amérique du Nord dans la région du Canada actuel et des Grands Lacs. Ceci qui fait qu’on trouve des dictionnaires alliant le français à des langues indiennes telles que le Huron et le Iroquois, peuples indiens d’Amérique du Nord. A contrario, les Espagnols ont porté leurs efforts de colonisation en Amérique Centrale et en Amérique du Sud, d’où les dictionnaires avec l’espagnol et une langue de ces régions : Nathuatl (au Mexique) ainsi que des langues andines.

Par exemple, Amérique du Nord pour la France et Amérique du Sud avec Espagne.

En creux, je voudrais signaler des langues peu présentes dans ce diagramme :  le portugais en est un exemple… Ceci nécessiterait des investigations plus poussées.

J’ai analysé le paratexte de certains ouvrages. Cette analyse donne entre autres des informations sur le contexte de leur réalisation.

Tous, peu ou prou, indiquent l’ampleur et la lourdeur de la tâche.

La rédaction d’un dictionnaire prend du temps, beaucoup de temps. Ce point est relevé dans les préfaces des auteurs, quand, enfin, ils en arrivent à la publication. C’est un aboutissement, ils en voient enfin le bout. Voici l’exemple du dictionnaire italien-français élaboré par le linguiste Antoine Oudin (1595-1653). Douze ans lui ont été nécessaires. Il précise que ce fut un travail long et difficile : « Les soins que j’ai pris pendant douze ans de réduire ce nouveau dictionnaire dans la perfection que vous voyez… ».

Figure 2 : Avis au lecteur (extrait) du dictionnaire italien et français de Antoine Oudin, secrétaire interprète du Roi. Publié en 1681 à Paris. Version continuée par Laurens Ferretti, Romain, et achevée, revue, corrigée et augmentée par le Sr Veneroni, Interprète et Maître des Langues Italienne et Française.

Levinus Hulsius (1550-1606), scientifique et linguiste allemand, a publié un dictionnaire Français-Allemand en 1602 : Pour tenir, Hulsius a besoin de conseils. Il le dit sans ambages et remercie les personnes qui l’ont aidé :

Ami lecteur, lorsque j’entrepris cette présente œuvre, je ne savais pas (comme depuis par expérience j’ai appris) de quel pénible labeur je me chargeais ; Et faut que je confesse, que si je n’eusse trouvé, aussi bien que Thésée, des adjutatrices Ariane, difficilement je fusse sorti de ce labyrinthe…

Figure 3 : Avis au lecteur (extrait) du dictionnaire Français-Allemand et Allemand-Français de Levinius Hulsius, publié en 1602 à Nuremberg.

Le paratexte donne par ailleurs des indications sur les utilisateurs auxquels ces ouvrages sont destinés :

  • Les étudiants

En Europe, le latin, langue des universitaires, n’est pas une langue maternelle. Les étudiants doivent pouvoir monter en compréhension pendant leurs études depuis leur langue maternelle vers cette langue universelle qui permet d’accéder aux ouvrages érudits. Entre le XVIe et le XVIIIe siècle seront publiés des dictionnaires bilingues dont l’une des langues est le latin et l’autre une des langues parlées sur un territoire européen : anglais, mais aussi allemand, danois, français… Un dictionnaire bilingue « latin vers langue maternelle » est de fait un manuel utile pour apprendre le latin.

Voici ce que précise Christopher Wase, professeur de droit civil, dans son dictionnaire Anglais-Latin et Latin-Anglais en 1675 :

Figure 4 : Avis au lecteur (extrait) du dictionnaire Anglais-Latin et Latin-Anglais de Christopher Wase, publié en 1675 à Londres (second édition).

[…] it may be not improper briefly to clear the use of this Work: It is chiefly intended for the Learner, not Masters or Criticks in the Latine Tongue.

(Il est approprié de clarifier l’usage de cet ouvrage : il est principalement destiné à l’Apprenant, non au Maître ou à l’Expert de la langue latine)

  • Les voyageurs, les marchands, les soldats

Mes recherches m’ont amenée à identifier un espace de publication connexe aux dictionnaires bilingues, à savoir les dictionnaires multilingues. Prenant conscience de l’existence de ce domaine, j’ai décidé d’élargir ma recherche à ce type d’ouvrages.

Noël de Berlemont dédie son ouvrage, comprenant huit langues, aux voyageurs, aux marchands, aux soldats. Voici ce qui est écrit dans l’édition de 1627 :

Il n’y a personne en France, ni en ces Pays-Bas, ni en Espagne, ou en Italie, trafiquant […], qui n’ait affaire à ces huit langues […], fasse marchandise ou qu’il hante la Cour, ou qu’il suive la guerre, ou qu’il aille par villes & champs, il lui faudrait avoir un truchement pour chacune de ces huit langues […].

Nous ne disposons que de peu d’informations au sujet de la personne de Noël de Berlemont. Son œuvre, en revanche, a remporté grand succès et lui a survécu. La première version de son ouvrage datant de 1527 ne comportait que deux langues : le flamand et le français. Mais au fil du temps, les diverses éditions ont englobé de plus en plus de langues, jusqu’à 14 langues. Le succès d’un tel ouvrage se voit dans le fait qu’il y a eu au moins 180 éditions sur une période de 300 ans.[i]

Figure 5 : Avis au lecteur (extrait) du Colloquia et Dictionariolum octo linguarum, version publiée à Venise en 1627.

  • Les missionnaires

Les missionnaires sont des enseignants qui vont au-devant des populations, doivent interagir et se faire comprendre. Or, dans cette activité, le missionnaire n’est pas toujours issu de la population à laquelle il s’adresse. En premier lieu, il lui faut donc apprendre la langue parlée. C’est la raison pour laquelle on voit fleurir à partir du XVIe siècle des dictionnaires bilingues dans des langues jusqu’alors inconnues : des langues de pays récemment découverts comme celles d’Amérique, mais aussi des langues bien présentes en Europe, mais dans des régions où l’Église catholique a identifié un besoin de revigorer l’adhésion au Catholicisme.

Exemple de dictionnaire bilingue comme outil pour l’évangélisation

Dans ce paragraphe, je voudrais développer un exemple qui illustre parfaitement cette démarche et montrer dans quel contexte culturel s’inscrit le dictionnaire français-breton, breton-français de Julien Maunoir, publié en 1659.

À cette époque, la Bretagne est un duché du royaume de France, excentré par rapport aux centres de décision que sont Paris, capitale du royaume de France, d’une part, et Rome, centre de la chrétienté, d’autre part.

La terminologie sépare le duché de Bretagne en deux sous-unités linguistiques : la Basse-Bretagne (en jaune sur la carte), de parler breton, et la Haute-Bretagne (en rose sur la carte), où l’on parle le français. Même si cette frontière linguistique n’est pas complètement étanche, et se déplace au fil des siècles, on est en présence de deux habitudes linguistiques bien distinctes. Dans les foyers francophones, on ne parle pas le breton. Dans les foyers bretonnants, on ne parle pas le français. De plus, très peu de bretonnants ne comprennent le français hormis ceux, issus des familles les plus riches et les plus motivées, qui sont envoyés dans des universités et écoles religieuses francophones dans le royaume de France. Les populations locales qui restent analphabètes ne parlent que le breton. C’est le cas des marins pêcheurs, qui ne font pas d’études. C’est aussi le cas des femmes, quel que soit le statut de leur famille, à qui on ne propose pas de scolarisation. Or c’est précisément par l’intermédiaire des femmes que les missionnaires vont tenter de revivifier la foi, ils doivent donc s’adresser à elles en breton pour être compris.

Figure 6 : carte du cosmographe Paul MERULA (1558-1607), Cosmographiae generalis libri tres, Amsterdam, 1621 (1ere édition 1605)

Julien Maunoir (1606-1683) est missionnaire en terre de Bretagne. Jeune prêtre jésuite, ayant terminé ses études de philosophie à La Flèche, il vient de commencer à enseigner le latin et le grec au collège de Quimper. Initialement, il voulait devenir missionnaire au Canada, mais il s’est finalement résolu à exercer son activité de mission sur la terre de Bretagne qui, vue de l’Église catholique, est une dernière terre d’Europe en friche et presque abandonnée. À cette époque, Julien Maunoir ne maîtrise pas le breton, car il est originaire de Haute-Bretagne, pays « Gallaoued » (c’est-à-dire francophone). Mais il est doué pour les langues. Aussitôt sa décision de missionner en Bretagne prise, il se met à l’étude du breton, et ce de façon très efficace : Maunoir devient un spécialiste de la langue bretonne.

Figure 7 : Julien Maunoir prêche la mission à Plévin, église de Plévin (Société d’histoire et d’archéologie du pays de Fougères)

Structure de l’ouvrage de Julien Maunoir

Au cours de ses pérégrinations, Julien Maunoir acquiert de l’expérience qu’il désire partager avec ses successeurs. C’est tout l’objectif de l’ouvrage Le Sacré Collège de Jésus, divisé en cinq classes, où l’on enseigne en langue Armorique [c’est-à-dire breton] les leçons Chrétiennes avec les 3 clefs pour y entrer, un Dictionnaire, une Grammaire & Syntaxe en même langue.

Figure 8 : Page de garde du « Sacré collège de Jésus divisé en cinq classes, où l’on enseigne[….)un Dictionnaire(…) » du R.P. Julien Maunoir de la Compagnie de Jésus, publié à Quimper-Corentin en 1659.

Sa structure est toute entière annoncée dans le titre : les cours de catéchisme (classes divisées en leçons) et les outils pour y parvenir (dictionnaire, grammaire, syntaxe).

Il s’agit donc d’un manuel pédagogique pour enseigner la religion chrétienne, destiné à l’enseignant. Puisque l’enseignement religieux doit être fait en breton, le manuel contient ce qui est nécessaire pour s’exprimer dans cette langue.

Il faut aussi ajouter à ces rubriques les dédicaces et préfaces qui apportent un éclairage sur la justification et l’intérêt d’un tel ouvrage.

Pour se donner une idée de l’ampleur des différents chapitres, on notera que l’ouvrage contient en tout 385 pages réparties comme suit :

  • 1/3 pour les dédicaces, préfaces et méthodes d’enseignement du catéchisme (131 pages) ;
  • la moitié de l’ouvrage est constituée des dictionnaires français-breton et breton-français (176 pages) ;
  • le restant, soit 1/5 environ, dédié à la grammaire et à la syntaxe (78 pages).

Dédicace à Saint-Corentin

Dans la préface, Julien Maunoir place son ouvrage sous la protection de Saint-Corentin. Il faut savoir que Corentin est un saint breton, saint légendaire venu de Grande-Bretagne, premier évêque de Quimper dont la tradition indique qu’il aurait contribué à évangéliser la Bretagne au même titre que six autres saints évêques, dont Saint-Malo, Saint-Brieuc, Saint-Paul de Léon (dont des villes bretonnes actuelles portent le nom).

Maunoir insiste sur le fait que Corentin aurait évangélisé les foules en utilisant le parler breton, ce qui légitimise sa propre démarche : utiliser cette même langue pour enseigner au peuple.

« De l’excellence de la Langue Armorique » : Justification de la langue bretonne

L’auteur a le souci, dans ce chapitre, d’indiquer son intérêt particulier pour la langue bretonne. Nous avons vu qu’il n’est pas bretonnant d’origine. Il s’est intéressé à cette langue à l’âge adulte et a mis un point d’honneur à la maîtriser et à la pratiquer. Dans ce chapitre, il veut nous transmettre les raisons de son intérêt, de sa curiosité. Il le fait en utilisant des arguments qui lui sont propres, tout entier tourné qu’il est vers la religion chrétienne, ses croyances et ses enseignements. On assiste donc à une « démonstration » basée sur la théologie du temps. La langue bretonne nous aurait été donnée par Dieu. Ce serait une langue primitive à mettre au-dessus des langues vernaculaires telles que le français :

Les langues primitives sont plus nobles que celles qui ont été inventées par l’industrie des hommes. (p. 12)

La langue Armorique a ce passé droit aussi bien que la Grecque & les autres primitives de ne reconnaître autre principe immédiat que le Créateur du Ciel et de la Terre. (ibid.)

Concluons que la langue Armorique a ce passe-droit d’être la même que celle des anciens Gaulois, & qu’elle a au-dessus de l’Italienne, de la Française & de l’Espagnole le bonheur d’avoir été composée de Dieu même, étant une des 72 langues qui furent données aux 72 familles des enfants de Noë. (p. 16)

Maunoir tient à expliquer que le breton et la langue celtique ne font qu’un et qu’elle était parlée à la fois en Grande-Bretagne et en Bretagne du temps de Jules César. Il cite Strabon : « Les Bretons de la grande & petite Bretagne s’entendent fort bien et trafiquent ensemble sans truchement, encore qu’ils soient de divers Royaume. » (p. 15)

Pour sa démonstration, il en appelle aussi aux érudits de son temps : le cosmographe Mérula (1558-1607) (voir figure 6) ; le Père Philippe Briet (1601-1668), également cartographe ; Rhenanus (1485-1547) qui a été ami d’Erasme. On le voit, Julien Maunoir est extrêmement cultivé et fait appel aux humanistes de la Renaissance pour ancrer sa démarche. Il insiste sur la visée pédagogique de son ouvrage : il s’agit d’enseigner à l’enseignant.

Et finalement, Maunoir indique le temps que lui a pris la réalisation de l’ouvrage : 27 ans. C’est l’œuvre d’une vie, un travail d’Hercule :

Recevez (Amy Lecteur) ce travail de vingt&sept ans avec l’esprit qui m’a porté à l’entreprendre, qui est la gloire de Dieu, le salut des âmes créées à son image, & rachetées au sang précieux de son très cher fils. (p. 17)

Dictionnaire François Breton Armorique

Figure 9 : Page d’introduction du Dictionnaire Français-Breton dans le « Sacré collège de Jésus divisé en cinq classes, où l’on enseigne[…] un Dictionnaire (…) » de Maunoir.

Comme indiqué plus haut, le dictionnaire constitue la moitié de l’ouvrage : 176 pages sur un total de 385. Il comprend un dictionnaire français-breton (pages 1 à 126) et un dictionnaire inverse breton-français (pages 127 à 176).

Pour donner une idée de l’ampleur, j’ai noté qu’une page contient environ 40 entrées. Donc, pour le dictionnaire français-breton, je calcule 4 840 entrées, soit environ 5 000 entrées. Ce qui constitue déjà une belle collection.

En piochant quelques mots, on trouve :

  • le vocabulaire de l’enseignement religieux (Archange, Archevêque, Baptême, Blasphème…) ;
  • le vocabulaire de la vie (Article de la mort, Zizanie) ;
  • le quotidien et les coutumes (Bas de chausse, Champ qui n’est labouré et qui repose, Chandelle de cire, Coueffe – les femmes bretonnes sont réputées pour les coiffes qu’elles portent habituellement) ;
  • des mots qui indiquent l’organisation politique (Gabelles : un impôt important concernant l’utilisation du sel).

L’évangélisation : une méthode pédagogique bien maîtrisée par les Jésuites.

L’ouvrage de Julien Maunoir est un un manuel pratique expliquant au missionnaire comment réaliser avec succès son œuvre d’évangélisation. Le dictionnaire, bien que constituant la moitié de l’ouvrage, n’en représente toutefois qu’une partie. L’objectif de l’ensemble de l’ouvrage est de fournir des « clefs », comme cela est indiqué dans le titre. Il est fascinant d’imaginer que, tout en gardant la structure du document, il suffirait de changer de langue et nous aurions une méthode qui s’appliquerait pour l’évangélisation d’autres peuples de par le monde. Nous sommes en face d’une rationalisation des méthodes d’enseignement.

Julien Maunoir a été formé dans les écoles jésuites à Rennes, à Paris et à La Flèche. Il entre dans le cercle des postulants par l’intermédiaire d’un Jésuite très influent, Pierre Coton, confesseur du roi Henri IV. Il prononce ses vœux, devient Jésuite. Il commence sa carrière en enseignant au collègue jésuite de Quimper. Dès la création de cet ordre, les Jésuites se sont orientés vers l’enseignement en créant écoles et collèges. L’organisation des études a, dès le début, été pensée de façon très unifiée. En 1599, la rédaction du « ratio studiorum » a orienté les méthodes d’enseignement jésuite. Ce document détaille méticuleusement le contenu des cours, les méthodes pédagogiques à employer (cf. Calvez). Les leçons sont détaillées, les exercices, les examens y sont mis en valeur. C’est une originalité de l’enseignement jésuite. Julien Maunoir, tout d’abord en tant qu’élève, puis en tant que professeur, a été façonné par cette méthode d’enseignement.

En rédigeant le Sacré Collège de Jésus avec son Dictionnaire, il est le parfait représentant de son ordre religieux et en applique les méthodes d’enseignement qui ont une bonne réputation d’efficacité.

Les Jésuites ont effectivement tenté d’unifier leurs méthodes d’évangélisation dans tous les territoires dans lesquels ils étaient à l’œuvre, que ce soit en Europe ou dans le Nouveau Monde. Mais une analyse plus fine indique tout de même que, s’il y a eu des succès, il y a eu aussi des échecs. C’est ce qu’analysent certains historiens, comme Alain Croix, dans les tentatives d’évangélisation des Hurons et des Iroquois en Amérique (cf. Croix) : on ne peut pas plaquer partout les mêmes méthodes. Prendre en compte les différences et les cultures locales… ou pas… a été un enjeu qui a profondément travaillé la communauté des missionnaires et l’Église catholique des XVIIe et XVIIIe siècles.

L’exilé veut garder trace envers et contre tout

Pourrait-on dire que certains lexicographes n’ont pas forcément d’objectifs en termes d’utilisateurs ? Ce qui les motive serait plutôt de garder trace. Ils possèdent un savoir, ils veulent l’écrire pour ne pas oublier, pour ne pas que cela s’oublie. C’est le lot des exilés. Ils gardent le souvenir de leur patrie d’origine.

Une langue est un patrimoine culturel portatif, on l’emporte avec soi. John Considine, dans son analyse Dictionaries in Early Modern Europe met le doigt sur cette dimension spécifique de l’héritage culturel. Quand on a tout perdu, il reste encore la langue comme souvenir. Écrire un dictionnaire est ainsi une façon de garder une trace de sa propre culture. John Considine prend l’exemple des moines irlandais exilés à Paris. Ces moines sont obligés de quitter leurs terres du fait de restrictions contre le catholicisme dans leur pays (il existe toujours à Paris le Collège des Irlandais). En 1732, ils publient à Paris un dictionnaire « anglais-irlandais ».

Je peux donner crédit à cette analyse en apportant un résultat de mes propres recherches. J’ai en effet trouvé un ouvrage réalisé dans des conditions semblables, mais à l’autre bout de l’Europe. Sur la petite île San Lazzaro, dans la lagune de Venise, se trouve un monastère arménien mekhitariste. En 1717, un moine arménien, le père Mekhitar, fuit avec plusieurs membres de sa congrégation les persécutions ottomanes. La Sérénissime République de Venise lui offre sa protection, l’accueille et lui propose de s’installer dans un lazaret désaffecté sur une île minuscule de la lagune. Dans ce minuscule lopin de terre, on étudie, on écrit. Y sera rédigé, comme souvenir de ce lointain passé, un dictionnaire Italien-arménien étoffé de langue turque (Ciakciak), et plus tard de français. Ce sont des ouvrages du déracinement. Ils portent un regard décentré sur le pays d’où sont originaires les lexicographes.

Figure 10 : Île San Lazzaro degli Armeni à Venise (photo: Anton Nossik),
https://de.m.wikipedia.org/wiki/Datei:Aerial_photograph_of_San_Lazzaro_degli_Armeni,_Venice,_2013,_Anton_Nossik.jpg

Bibliographie

Sources primaires

Berlemont, Noël de. Colloquia, et Dictionariolum octo linguarum. Venezia, Giovanni Battista Libraire, 1627. https://nubis.univ-paris1.fr/ark:/15733/175r.

Ciakciak, Emmanuele. Dizionario Italinao-Armeno-Turco. 1804. https://www.google.fr/books/edition/Dizionario_italiano_armeno_turco_compost/7-AYqseX0ksC?hl=en&gbpv=1&dq=ciack+ciack+dizionario+armeno&pg=PP3&printsec=frontcover.

Hulsius, Levinus. Dictionnaire François allemand et allemand françois. Nuremberg, 1602. ark:/12148/bpt6k50672h.

Maunoir, Julien. Le Sacré collège de Jésus, divisé en cinq classes, où l’on enseigne en langue armorique les leçons chrétiennes, avec trois clefs pour y entrer, un dictionnaire, une grammaire et syntaxe. Quimper-Corentin, J. Hardouyn), 1659. ark:/12148/bpt6k133741n.

Oudin, Antoine. Dictionaire Italien et Francois. Chez Estienne Loyson, au Premier pilier de la grande salle du Palais, Proche des consultations au nom de Jésus. Paris, 1681. ark:/12148/bpt6k123763v.

Wase, Christopher. Dictionarium Minus, a compendious Dictionary English=Latin and Latin=English. Londres, James Good Book, s. d. https://www.google.fr/books/edition/Dictionarium_Minus_a_Compendious_Diction/4oRTIsCbMPEC?hl=en&gbpv=1&dq=christopher+wase+dictionary&printsec=frontcover.

Sources secondaires

Calvez, Jean-Yves. « Le “Ratio” charte de la pédagogie des Jésuites ». S.E.R. « Etudes » 9, no 395 (2001): 207‑218.

Considine, John. Dictionaries in Early Modern Europe. Cambridge, UK, Cambridge University Press, 2008.

Croix, Alain. « Missions, Hurons, et Bas-Breton au XVIIème siècle ». Annales de Bretagne et Pays de l’Ouest, no 4 (1988): 487‑498.

Koch, Emma. « Noël de Berlemont’s Vocabulare and its many friends and relations », 8 février 2016, https://phrasebookphilology.wordpress.com/2016/02/08/noel-de-berlemonts-vocabulare-and-its-many-friends-and-relations/.