L’impact de la traduction sur les champs du savoir
(atelier animé par Vincent von Wroblewsky)
Tel qu’il est formulé, l’intitulé de cet atelier appelle une réponse immédiate et peu contestable : l’histoire culturelle européenne est remplie d’exemples de l’influence qu’ont exercée des traductions sur le développement des disciplines les plus variées, que ce soit dans les sciences de la nature ou dans celles de l’esprit. D’un commun accord, la discussion s’est donc très vite orientée vers une inversion de la question dont les exemples apportés par les participants auront permis d’éclairer différents aspects : dans quelle mesure les champs du savoir de pays respectifs, avec leurs structures, leurs traditions et leurs terminologies propres, peuvent-ils influencer le choix de ce qui va être traduit d’un langue étrangère ou de ce qui devrait l’être ? Si les spécialistes ignorent la langue et avec elle la production scientifique d’un autre pays, qui va décider des livres qu’il importe de traduire, en convaincre les chercheurs et les éditeurs ? Et dans quelle mesure ces questions concernent-elles le traducteur et son travail ?
Les réponses varient bien sûr en fonction des disciplines, mais en sciences humaines et sociales, dans lesquelles la langue contribue très clairement à façonner le mode de pensée et de présentation de la pensée, l’impression d’ensemble reste celle d’une certaine inertie des traditions nationales et d’un manque de curiosité certain pour ce qui se fait au-delà des frontières linguistiques – à l’exemple des études littéraires, les travaux des germanistes français étant aussi largement ignorés de leurs collègues d’outre-Rhin que ceux des romanistes allemands dans l’Hexagone. Mais l’exemple de la traduction d’un ouvrage français sur la Rome antique ayant reçu un accueil très différent dans les deux pays montre bien que d’autres domaines font preuve d’une étanchéité surprenante dont les raisons sont à chercher dans les traditions respectives mais aussi dans l’articulation des sujets abordés avec des préoccupations culturelles plus générales propres à chaque pays. L’influence de la dynamique propre des champs du savoir fut illustrée par deux cas de rétro-traductions : certains concepts allemands intégrés dans des discours philosophiques français y avaient acquis des significations et des valeurs propres qui rendaient impossible, lors d’une traduction du texte français vers l’allemand, d’avoir recours aux concepts originaux.
Dans cette situation d’échanges problématiques, le traducteur peut-il jouer le rôle du passeur ? S’il est bien quelqu’un qui lit les deux langues, il n’est généralement pas, ou du moins pas en premier lieu, un spécialiste de la discipline concernée (même si la question, qui ne fut pas abordée comme telle, de la nécessaire double casquette du traducteur de sciences humaines n’est pas sans soulever un problème de définition de son profil et de sa formation). Un exemple a permis d’illustrer de manière concrète les difficultés de la question : une universitaire-traductrice, convaincue de la nécessité de faire connaître en France l’œuvre d’un chercheur allemand, s’est chargée de l’intégralité de la chaîne du transfert : choisir le texte ; en acquérir les droits ; choisir d’un traducteur voire, en l’occurrence, réunir une équipe de traducteurs ; trouver un éditeur ; puis, une fois la traduction publiée, s’occuper de tout ce qui relève d’un marketing scientifique bien entendu, pour éveiller la curiosité et l’attention du public potentiel sur l’ouvrage traduit et son intérêt : susciter des articles de revues spécialisées, organiser un colloque, etc. Sans parler de la question, passée sous silence, du financement de tout ce parcours, on voit bien à quel point la compétence scientifique du traducteur joue ici un rôle clef – ce qui conduit à souhaiter que chercheurs et traducteurs (et éditeurs) aient davantage de contacts entre eux pour créer des synergies sans lesquelles un transfert de ce genre est condamné à rester un cas exceptionnel.
Laurent Cantagrel