Emeline Durand

Traduire la poésie en philosophe
Réflexions à partir de Franz Rosenzweig

Introduction

Poètes et philosophes, loin de parler des langues étrangères l’une à l’autre, entrent souvent dans une « sainte conversation », laquelle s’avère décisive pour la philosophie. Aux dires de Franz Rosenzweig, l’idéalisme allemand naquit ainsi de la conjonction unique entre la philosophie universelle et la culture nationale, lorsque dans l’Iéna de 1800, « la langue des poètes donna chair aux idées des penseurs » (GS III, p. 178). Plus près de nous, les voix de Hölderlin, Rilke ou Celan ont nourri la méditation des philosophes et posé à nouveaux frais la question de l’interprétation philosophique de ce qui parle et pense dans le poème (voir Thouard 2016).

Qu’advient-il toutefois lorsque le philosophe ne se veut pas seulement lecteur et interprète de la parole poétique, mais choisit, en la traduisant, d’orchestrer le double passage d’une langue à l’autre et d’un domaine de la pensée à l’autre ? Cette décision rare, mais toujours signifiante – telle est du moins l’hypothèse que nous ferons ici –, suggère qu’il pourrait exister, entre traduire et philosopher, une communauté féconde, laquelle apparaît en pleine lumière dans l’expérience poétique des langues. Sans passer sous silence les difficultés que soulève la relation entre connaissance philosophique et acte de traduire, nous nous proposons d’évoquer plusieurs figures de philosophes-traducteurs, tout particulièrement celle de Franz Rosenzweig, pour tâcher de dégager les principes d’une traduction philosophique des œuvres littéraires.

I.

« Philosophie et traduction » : voici longtemps que l’association de ces deux termes ne nous surprend plus, tant il a été montré que la philosophie était intimement concernée par les questions que soulève l’expérience traductive.

Le développement récent des études consacrées à la traduction littéraire n’a pas manqué de toucher également les œuvres philosophiques. La traduction de la philosophie soulève en effet des difficultés spécifiques, qui sont au centre des études traductologiques comme des réflexions sur la constitution et la transmission des savoirs (voir Moutaux et Bloch 2000 ; Berner et Milliaressi 2011 ; Wrobel 2018). Le traducteur se heurte au premier chef au problème de la formation des concepts, incessamment débattu par exemple dans les traductions de Heidegger en langue française. Afin de traduire un concept étranger, faut-il privilégier le choix d’un terme existant dans la langue traduisante – qui aura ainsi en commun, avec l’original, l’ancrage dans la langue courante –, ou bien forger un néologisme, plus à même de souligner la nouveauté du concept et d’en restituer la signification ? La difficulté est d’autant plus grande que la langue philosophique semble exiger, plus que toute autre, rigueur et exactitude dans les définitions, alors même que les champs sémantiques ne sont pas superposables d’une langue à l’autre – écart où résident tout à la fois l’impossibilité et la nécessité de la traduction. Toutefois, la langue ne se réduisant pas à une nomenclature, la traduction de la philosophie est aussi traduction d’un discours : comment restituer l’intertexte, rendre le style, faire entendre les inflexions historiques ou subjectives de la parole philosophique, sans que la mise en évidence de ces dimensions n’interfère avec la restitution de l’argumentation ?

Sur un plan plus théorique, la traduction intéresse la philosophie en tant qu’elle constitue un moment essentiel de la compréhension. Gadamer décrit ainsi la situation traductive comme analogue à un dialogue où l’on ne se comprend pas. Le traducteur a dès lors pour tâche de « transposer le sens à comprendre dans le contexte où vit l’interlocuteur », ce qui exige que le sens soit à la fois « conservé » et « mis en vigueur d’une autre manière » afin de pouvoir être « compris dans le monde d’une autre langue » (Vérité et Méthode, p. 406). En ce sens, la traduction opère une re-création (Nachbildung) du texte, laquelle se guide d’après une interprétation (Auslegung). La traduction est même l’accomplissement de cette interprétation, et c’est pourquoi elle produit une mise en lumière du texte, qui peut aller jusqu’à l’inonder d’une clarté excessive, produisant un texte plus « plat » que l’original (p. 408). Ce risque même révèle que la traduction fait pleinement partie de la tâche herméneutique : non seulement elle a pour situation initiale la non-compréhension, mais le geste premier du traducteur est de travailler, en herméneute, à « la reconstitution d’un original, c’est-à-dire d’une cohérence de sens reposant sur une dynamique textuelle et inscrite dans une tradition » (de Launay, p. 13). La traduction n’est plus alors une simple branche de l’herméneutique, mais la voie privilégiée d’une compréhension de l’original, voire le modèle de l’acte de comprendre.

Cependant, l’existence d’une affinité particulière entre le philosopher et l’acte de traduire pourrait bien se payer d’un sacrifice de ce qui constitue, dans l’œuvre littéraire, le sensible de la langue. Antoine Berman (1986) a montré que si la traduction est par elle-même une opération philosophique, c’est en vertu de son « essence platonicienne ». Traduire, ce serait en effet mettre en œuvre un platonisme implicite, en appliquant au langage la dissociation du sensible et de l’intelligible, de la lettre et de l’esprit. Ce qui, dans l’original, était l’alliance unique d’un sens et de mots choisis pour lui, devient dans le texte traduit la restitution arbitraire de ce sens par des mots qui pourraient être différents, comme en témoigne la pluralité des traductions existantes ou possibles d’un même texte. Si certains verront dans cette opération une véritable purification du sens, sa libération de l’élément matériel où l’enfermait l’original, d’autres jugeront au contraire que le texte traduit n’est jamais qu’une pâle copie, et que le passage d’une langue à l’autre signe la perte de l’unité de langue et de pensée qui faisait la vérité et la beauté de l’original. Dans les deux cas, et quel que soit le jugement porté sur la valeur de l’acte de traduire, sa possibilité serait la meilleure preuve de l’indépendance essentielle du sens intelligible à l’égard de sa forme sensible.

Le risque est alors que traduire pour comprendre revienne à purifier et spiritualiser le texte, de sorte que la préservation du sens se paierait de la destruction irrémédiable de la forme. Telle est la critique adressée par Henri Meschonnic au paradigme herméneutique de la traduction, dans lequel il dénonce une réduction du texte au sens, de la langue aux signes, et du poème au message. Afin de se prémunir des « mésaventures de l’herméneute traducteur » (Un coup de Bible dans la philosophie, p. 171-174), Meschonnic rappelle que la traduction ne vise pas tant à la transposition d’un sens destiné à être compris qu’à la restitution d’un rythme qui doit être senti par le lecteur. Dépassant l’alternative entre traduire selon le sens et traduire selon la lettre, Meschonnic montre que les textes poétiques (éminemment la Bible hébraïque) font quelque chose à la langue en laquelle ils sont écrits : ce n’est pas l’hébreu qui a fait la Bible, mais la Bible qui a fait l’hébreu. Traduire la Bible ne peut donc se faire ni selon la lettre, ni selon le sens, mais doit se faire selon le poème, c’est-à-dire dans le souffle continu de la parole plutôt que dans la discontinuité des signes destinés à convoyer un sens. La traduction la plus vraie n’est pas celle qui vise à la clarté d’un sens prédéterminé, ni celle qui imite la matière sensible de la langue d’origine dans un « calque » maladroit, mais celle qui s’efforce de faire, dans la langue traduisante, ce que le poème original a fait dans sa propre langue. La traduction ainsi conçue n’est plus seulement « l’instrument de communication et d’information d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre » : elle est elle-même « une poétique expérimentale » (Éthique et poétique du traduire, p. 40).

Ces remarques font apparaître une triple difficulté qui se dresse sur le chemin d’une approche philosophique de la traduction des œuvres littéraires, voire d’une pratique traductive du philosophe. S’aventurant à traduire, en effet, le philosophe ferait d’emblée l’épreuve de ce que Schleiermacher appelle l’irrationalité des langues – la non-congruence des éléments formels et matériels de deux langues, si proches fussent-elles –, laquelle pourrait décevoir ses attentes en matière de rigueur linguistique. En second lieu, la traduction conçue comme acte herméneutique produirait la compréhension au prix d’une clarification excessive, la re-création opérée par le traducteur valant plus pour sa contribution à l’interprétation que pour sa qualité esthétique. Enfin, le modèle de la traduction « platonicienne » serait, au point de vue de l’œuvre littéraire, un échec, s’il conduisait à démembrer l’unité formelle du poème, à en disloquer le rythme, à en tarir le souffle. Pour toutes ces raisons, le philosophe semble enclin à s’en remettre à la lettre de l’original pour lire et penser le poème – la traduction n’ayant plus, à ses yeux, que la fonction de substitut destiné à ceux qui ne comprennent pas la langue d’origine.

II.

L’impossibilité théorique de la traduction littéraire se renverse toutefois en nécessité pratique, au point que l’on pourrait dire avec Rosenzweig : « Comme toute chose que, prise théoriquement, nul ne peut faire, c’est en pratique la tâche de tout un chacun » – et celle du philosophe en particulier (GS III, p. 749). Les expériences menées par certains penseurs qui se sont essayés à la traduction n’ont pas seulement démenti l’impossibilité de traduire en philosophe : elles ont aussi permis l’élaboration d’une tout autre conception de la traduction littéraire.

Il faut d’abord rappeler que l’expérience des langues n’est en rien indifférente à la pratique philosophique. Lecteurs aussi bien des langues anciennes que des langues modernes, souvent invités à s’exprimer dans une langue qui n’est pas la leur, les philosophes sont rarement étrangers aux langues. La langue philosophique elle-même n’est jamais un monolinguisme national, mais elle est constitutivement traversée de plusieurs langues (voir Pénisson 2000). L’entreprise du Dictionnaire des intraduisibles a montré à quel point il est vrai que « l’on philosophe en langues » (Cassin, Philosopher en langues, p. 10), et qu’il n’y a de pensée qu’à partir de ces signes qui sont « des mots en langues » avant que d’être des concepts (Cassin, Éloge de la traduction, p. 50-51). Quelle forme peut toutefois prendre la décision de mettre au travail philosophiquement les langues étrangères ?

Les études traductologiques s’intéressent particulièrement aux écrivains et poètes qui furent également des traducteurs – traduisant d’ailleurs souvent depuis plusieurs langues, comme Paul Celan ou Philippe Jaccottet. Puisqu’il s’agit là d’artistes de la langue, on ne s’étonne guère qu’ils se soient intéressés aux littératures étrangères en langue originale et qu’ils aient fait résonner, dans leur propre poésie, le bruissement de toutes les autres langues. On montre même quelle influence leurs pratiques de traduction ont pu avoir sur leur manière d’écrire (voir Berthin, Sansonetti, Eels 2018 ; Bodenheimer et Sandbank 1999 ; Vischer 2003). Ceux que nous appellerons désormais les philosophes-traducteurs ont été beaucoup moins étudiés ; ils sont pourtant nombreux, notamment dans le domaine germanique. En outre, s’il est courant de voir aujourd’hui des philosophes traduire d’autres philosophes, pour des raisons intellectuelles aussi bien qu’institutionnelles, les philosophes-traducteurs de l’histoire furent des traducteurs littéraires. On peut citer Humboldt traduisant l’Agamemnon d’Eschyle, Hölderlin traduisant Sophocle et Pindare, Walter Benjamin traduisant les Tableaux parisiens de Baudelaire, Franz Rosenzweig traduisant Juda Halévi, Reiner Schürmann traduisant Maître Eckhart. Heidegger a également sa place dans cette tradition, lui qui n’a jamais cessé de traduire et de commenter le grec présocratique et tragique, comme de méditer la signification historiale de la traduction.

Ce constat soulève une première question quant à l’unité du corpus ainsi délimité, laquelle ne saurait tenir à la simple présence d’une pratique traductive, non plus qu’à l’existence d’affinités électives entre plusieurs de ces penseurs. Il est manifeste que chacun d’eux n’était pas « seulement » philosophe, mais aussi linguiste (Humboldt), poète (Hölderlin), critique littéraire (Benjamin), théologien (Rosenzweig), dominicain (Schürmann au moment où il traduisit Eckhart), et que ces appartenances ont dû jouer un rôle dans leur vocation à la traduction, ce qui justifierait d’aborder cette dernière sous l’angle de la sociologie des pratiques intellectuelles ou de l’histoire culturelle. Notre hypothèse est toutefois que c’est en tant que philosophe que chacun d’eux est devenu traducteur, et que leur pratique de la traduction mérite d’être approchée comme une décision philosophique à part entière. L’unité de cette constellation réside ainsi dans la conviction partagée selon laquelle traduire, c’est tâcher de philosopher à même la langue, c’est-à-dire, d’emblée, dans la rencontre des langues.

L’étude de ce corpus invite donc à mettre en lumière la pensée du langage qui est venue, pour chacun de ces penseurs, motiver la décision de traduire et soutenir sa mise en œuvre. Bien loin d’être livrée à l’arbitraire, la traduction est elle-même « portée par la pensée » (Berman, La Traduction et la lettre, p. 16-17) : elle est la mise en pratique d’une certaine théorie, voire de ce que Henri Meschonnic appelle une éthique du langage (Éthique et poétique du traduire, p. 7-8). En retour, l’acte de traduire produit un savoir sui generis, lequel est voué à se réfléchir dans une forme théorique ; c’est pourquoi nos philosophes-traducteurs ont aussi écrit sur la traduction, ce qui revient moins à proposer la théorisation d’une pratique qu’à satisfaire une nécessité interne à l’acte de traduire (Berman, L’épreuve de l’étranger, p. 12). En l’occurrence, notre corpus suggère qu’il n’est pas de traduction sans une métaphysique du langage, laquelle comprend au moins une interprétation de la pluralité des langues et une conception de ce qui se produit dans leur rencontre, ces deux éléments dessinant ensemble une théorie de l’histoire. Cette philosophie du langage a pu se trouver formulée dans les textes théoriques qui accompagnent la pratique de la traduction, notamment chez Benjamin, Rosenzweig et Heidegger. En retour, l’expérience de la traduction a dû enrichir la pensée de chacun de ces philosophes et informer leur discours, au-delà des seules questions linguistiques qui avaient pu initier le projet de traduction. Est donc en jeu la contribution de la traduction à la philosophie, c’est-à-dire la détermination de l’essence assurément philosophique – mais non nécessairement platonicienne – du traduire.

Reste à savoir si ces traductions ont effectivement surmonté les obstacles que nous évoquions en commençant, sans introduire de nouveaux biais dans la relation au poème. S’il est vrai que nos auteurs ont traduit en philosophes, quelles traces cette détermination philosophique a-t-elle laissées dans leurs traductions, et faut-il déplorer leur présence au cœur des textes ? Une telle enquête demande d’examiner dans le détail les traductions produites, et non seulement d’en dégager les fondements théoriques. Cette approche relève de ce qu’Antoine Berman appelle une critique des traductions, non pas au sens courant d’une évaluation de leurs qualités, mais au sens d’une analytique, c’est-à-dire d’une étude attentive au système déployé par la traduction dans ses rapports au système de l’œuvre originale (L’épreuve de l’étranger, p. 18-20). C’est dans cette perspective que nous proposerons pour finir quelques exemples empruntés à l’œuvre traductive de Franz Rosenzweig.

III.

Surtout connu pour ses travaux d’histoire de la philosophie, comme l’édition du Plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand ou la monographie sur Hegel et l’État, et pour son grand œuvre L’Étoile de la Rédemption, Franz Rosenzweig (1886-1929) est aussi l’auteur de plusieurs traductions allemandes de textes de la tradition hébraïque. Dès 1920, il fait le choix de renoncer à la carrière universitaire pour se consacrer à l’étude et à l’enseignement des sources juives dans le cadre du Freies Jüdisches Lehrhaus qu’il a fondé à Francfort. Il s’essaie alors à la traduction de prières juives, avant de publier, en 1924, un choix d’hymnes et poèmes de Juda Halévi. En 1925, il s’engage aux côtés de Martin Buber dans l’entreprise d’une nouvelle traduction allemande de la Bible hébraïque, qui sera achevée par Buber en 1962.

Pas plus que l’acte de traduire n’est chez Rosenzweig un simple « développement littéraire » motivé par des choix existentiels et religieux (GS I, p. 1063), la traduction n’a la seule fonction de mettre les textes de la tradition juive à la disposition d’une génération marquée par l’assimilation. L’œuvre de traduction est bien plutôt le prolongement nécessaire de la méthode philosophique élaborée dans L’Étoile de la Rédemption, à laquelle les textes ultérieurs donneront le nom de Sprachdenken. Il s’agit d’engager la refondation de la philosophie à partir de l’expérience de la langue, dont Rosenzweig souligne qu’elle est homologue à celle de la Révélation biblique. Il faut comprendre par là non seulement que la Révélation, conformément à la leçon des sources juives, est un événement de parole, mais aussi qu’en retour, la langue elle-même possède une propriété révélante, qui engage à la fois l’éveil d’une subjectivité dans un acte d’expression, l’ouverture du temps présent par l’actualisation d’une réalité vécue, et le commencement d’une responsabilité dans la relation à autrui. La parole s’accomplit dans le dialogue, grâce au vis-à-vis d’un interlocuteur dont la simple présence est pour moi amour, c’est-à-dire interpellation. Tourné vers une pensée de la Révélation, pour laquelle il entend faire une place au sein de la philosophie, le concept rosenzweigien de la Sprache est déterminé en profondeur par la référence au texte de la Bible hébraïque. La « langue véritable », die wirkliche Sprache (Der Stern der Erlösung, p. 122), n’est autre en effet que la langue de la Bible, à savoir la façon dont « cela parle » dans la Bible. L’Étoile s’appuie sur une exégèse singulière de ce dialogue où s’entrelacent les voix divine et humaine pour dégager le sens des concepts de Création, de Révélation et de Rédemption.

Or, au-delà du système philosophique qu’était encore L’Étoile, c’est dans l’expérience de la traduction que Rosenzweig cherche « l’application pratique » de sa pensée (GS III, p. 152). La décision de traduire répond ainsi à la même exigence que l’écriture de L’Étoile, à savoir la tâche de penser la Révélation et d’en montrer les effets dans la langue. Si Rosenzweig a choisi de traduire les Hymnes et poèmes de Juda Halévi puis la Bible hébraïque, ce n’est donc pas seulement pour mettre ces textes à la disposition de ceux qui ne peuvent lire l’original, mais pour rouvrir, dans une langue renouvelée, l’expérience même de la Révélation. Après que L’Étoile avait décrit la structure de la Révélation comme dialogue, c’est-à-dire comme événement de l’amour, ouverture du présent et don de la Loi, les prières poétiques de Juda Halévi représentent pour ainsi dire « l’autre côté » de la Révélation, le versant humain de ce dialogue. La Verdeutschung de la Bible, quant à elle, se propose de débarrasser le texte sacré des alluvions qu’y a déposées la tradition exégétique, transformant la parole de Dieu en un palimpseste qui occulte la puissance expressive du texte et laisse insensible le lecteur d’aujourd’hui.

Dès lors, c’est de la « pensée nouvelle », c’est-à-dire de l’union fraternelle de la théologie et de la philosophie dans un nouveau concept de la langue, que la traduction reçoit son sens. La conceptualité de L’Étoile informe notamment les choix éditoriaux de Rosenzweig, qui privilégie dans le Halevibuch les poèmes manifestant le caractère dialogique de la Révélation, et qui développe, dans un ensemble important de notes accompagnant les poèmes, un propos autonome n’ayant vocation ni à commenter les textes, ni à justifier les choix de traduction, mais à prolonger la pensée de L’Étoile en direction d’une « philosophie d’expérience », qui prend ici la forme originale du commentaire de traduction. Les grands concepts de Création, de Révélation et de Rédemption n’y sont plus tirés du texte biblique lui-même, mais de l’expérience qui est la nôtre dans la souffrance de l’exil, dans la prière et dans la liturgie – autant de figures de l’existence humaine qui se voient réfléchies par le poème.

Plus encore, c’est par son travail sur la langue que la traduction rosenzweigienne fait œuvre philosophique. Rosenzweig cherche à traduire l’hébreu dans un allemand qui n’existe pas encore, ce qui n’implique nullement, comme on le pense parfois, la vaine tentative pour imiter les rythmes et sonorités de l’hébreu. La traduction n’est pas plus une adaptation (Nachdichtung) de l’original qu’elle n’est un moyen visant à sa communication : la seule définition correcte de la traduction est celle qui y voit un acte de renouvellement (Erneuerung) de la langue traduisante. La tâche du traducteur n’est même pas de traduire, mais plutôt de ne pas traduire, si l’on entend par là l’acte de rabattre le texte étranger sur la langue propre, celle-ci étant considérée comme déjà disponible et bien connue, « familière ». L’art du grand traducteur consiste bien plutôt donc à « créer dans la langue nouvelle » – la langue traduisante – « une nouvelle langue » (GS III, p. 719). C’est pourquoi le traducteur doit refuser de « germaniser l’étranger », pour au contraire soumettre l’allemand à une métamorphose qui n’est pas une aliénation, mais une réinvention (Umfremdung). En cela, le traducteur se fait l’écho de l’auteur qu’il traduit, qu’il s’agisse de Juda Halévi, de Dante, de Shakespeare ou du prophète Isaïe : les traducteurs, comme les poètes, sont des créateurs de langue (Sprachschöpfer). Traduire n’est donc pas réduire l’étrangeté des langues, mais creuser une différence au sein de la langue qui paraissait être la plus propre. La traduction, loin d’opérer une acculturation du texte étranger, relaie le poète dans sa tâche d’Umfremdung du monde et d’Erneuerung de la langue (GS IV.1, p. 3).

Ce principe, exposé dans la postface au recueil, est mis en œuvre dans la traduction des poèmes de Juda Halévi. Rosenzweig y fait l’essai d’une langue poétique destinée à rendre au texte toute sa vivacité et à mettre en valeur sa dimension dialogique. Les poèmes traduits frappent par leur caractère oral : tournures interrogatives ou exclamatives, mise en valeur des pronoms de première et de deuxième personne, vers commençant par une conjonction de coordination ou une onomatopée. Rosenzweig se montre également attentif au rythme des poèmes : il cherche à produire en allemand une impression similaire à celle que crée la métrique hébraïque par l’alternance de syllabes muettes et de syllabes accentuées. Afin de maîtriser le nombre de pieds de chaque vers, il fait un usage presque systématique de l’apostrophe, et n’hésite pas à ajouter aux vers des « petits mots », comme les particules doch, da, ja, wohl,qui lui permettent de produire une certaine harmonie ou au contraire de briser une continuité devenue importune. Il multiplie également les néologismes, moins pour traduire des concepts que pour produire une alternance entre monosyllabes et mots composés, et s’efforce de rendre certains effets musicaux de l’hébreu, notamment la paronomase. Ces habitudes produisent un allemand dont l’orthographe et la syntaxe, bien que toujours lisibles, sont bouleversées : pronoms séparés du verbe dont ils sont le sujet ; pratique presque systématique de l’enjambement ; suppression des articles et du verbe être ; ordre inhabituel des compléments. Lire Juda Halévi dans l’allemand de Rosenzweig produit une impression tantôt de spontanéité – car le vers, vivant et rythmé, semble dit plutôt qu’écrit – tantôt de sophistication – la recherche stylistique confinant parfois à l’artificialité. En cherchant dans sa langue des ressources expressives comparables à celles de l’hébreu, Rosenzweig a produit un style propre, où l’allemand semble être tout à la fois bousculé, ornementé et renouvelé.

Faut-il en conclure que la traduction, littéraire ou biblique, n’a pas de valeur propre, mais n’est qu’un instrument au service d’un projet philosophique et théologique – celui d’une pensée de la Révélation dans la langue –, lequel déterminerait les choix traductifs et introduirait un biais dans la restitution de l’œuvre originale ? Les critiques en ce sens n’ont pas manqué. Gershom Scholem a reproché aux traductions de Rosenzweig de transporter l’hébreu liturgique dans un allemand rendu équivoque par son histoire chrétienne, une telle transposition dans « la langue de “l’Ancien Testament” », c’est-à-dire dans celle de Luther, faisant violence à l’exactitude et à la pureté du texte hébraïque et détruisant ses intentions religieuses (Briefe I, p. 214-215). Scholem s’est montré plus sévère encore à l’égard de la traduction de Juda Halévi, où il a vu un geste « antisioniste » de « mise à mort de la poésie hébraïque », sous couvert d’en proposer une interprétation au prisme d’une philosophie de l’histoire (Benjamin, Gesammelte Briefe II, p. 450). Quelques années plus tard, Siegfried Kracauer a dénoncé dans la Verdeutschung un projet foncièrement réactionnaire, car dicté par une philosophie indifférente à toute réalité sociale et tourné contre la seule traduction de la Bible qui avait su faire œuvre révolutionnaire dans la langue et dans l’histoire, celle de Luther (p. 361). Ces deux critiques pénétrantes suggèrent que le projet, certes légitime, de rendre les textes de la tradition hébraïque dans la langue de l’Allemagne de 1920, se voit doublement discrédité : par l’inscription du traducteur dans l’histoire de sa langue et par l’orientation philosophique qui est la sienne.

Rosenzweig s’est défendu de cette double attaque en arguant d’une autre conception de la dialectique historique, donc en retournant contre eux l’argument de ses critiques. Si le Halevibuch et la Verdeutschung déconcertent par une langue qui n’est ni celle d’hier (calquée sur l’original), ni celle de demain (annonciatrice d’une transformation à venir), et qui ne deviendra peut-être jamais une langue commune, c’est parce que la traduction entend justement accentuer la discontinuité de l’histoire qui nous rend le texte original inaccessible, afin de provoquer la rencontre avec lui et de faire resurgir l’expérience qui y est enfermée. C’est donc par sa puissance d’Umfremdung par rapport à la langue commune que la traduction fait œuvre de vérité, laquelle ne consiste pas tant à se montrer fidèle à un original perdu ou recouvert qu’à provoquer, dans la langue traduisante, un ébranlement comparable à celui que dut connaître la langue traduite lorsque cette parole s’y produisit. Ce choc repose sur la redécouverte de la signification sensible des termes hébraïques, Rosenzweig définissant l’exigence de littéralité comme celle d’un retour à la « signification sensible radicale » (Wurzelsinnlichkeit) du texte, particulièrement prégnante dans une langue de racines comme la langue hébraïque (GS III, p. 769).

La traduction déjoue alors non seulement l’accusation d’inauthenticité historique, mais également le soupçon d’un idéalisme du sens et la tentation d’une interprétation qui, sous couvert de l’éclairer, appauvrirait le texte. Le traducteur rosenzweigien ne traduit ni pour comprendre, ni pour communiquer un sens distinct de sa forme, mais pour renouveler sa langue à la source de la langue étrangère. En réunissant ainsi les langues dans des noces sacrées, il contribue de manière décisive à l’histoire de l’esprit (GS III, p. 756).

Conclusion

L’exemple de Rosenzweig nous montre que le choix de traduire, loin de relever de l’arbitraire d’un goût littéraire ou d’une stratégie éditoriale, peut être une décision philosophique à part entière, sans se perdre pour autant dans le dessein ambigu d’une appropriation pensante du texte littéraire par la philosophie. Au projet d’une traduction philosophique de la poésie, il faudrait donc donner deux conditions : d’une part, une assise théorique qui soit d’emblée une éthique du langage et une métaphysique des langues ; d’autre part, le désir d’un travail sur la langue, mené au nom de l’expérience de la vérité dans l’histoire. S’esquisse ainsi, par la traduction et son commentaire, une nouvelle méthode de pensée, qui consiste à philosopher à même les langues – ce qui n’est rien d’autre que la conjonction entre la fidélité descriptive à l’expérience du langage et l’exigence d’un renouveau des langues par leur rencontre.

Une telle enquête devrait se prolonger dans l’étude d’autres traductions dues à des philosophes ; telle est la direction où s’engageront nos recherches futures. S’il est vrai que la poésie et la littérature « concourent à une dé-limitation de la philosophie », selon l’expression de Barbara Cassin (Éloge de la traduction, p. 69) – par où il faut entendre que la poésie et la littérature tout à la fois donnent des frontières qui définissent et suppriment des bornes qui restreignent –, l’exemple de ces philosophes qui ont pris les langues à bras-le-corps nous invite à reconsidérer les limites de la philosophie, lesquelles passent nécessairement au sein des langues.

Textes cités

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Wrobel, Claire (éd.). Traduction et philosophie : comment fabrique-t-on un(e) philosophe dans une autre langue ?. Paris : Éditions Panthéon-Assas, 2018.