Séance N°3 : « Héritages multilingues (Empire ottoman, Méditerranée, Turquie) »


Dans l’espace méditerranéen, notamment là où s’étendit l’empire ottoman, différentes modalités du traduire sont à l’œuvre. On s’interrogera sur les approches susceptibles d’en rendre compte, entre traduction « culturelle », intra- ou interlinguistique.

Marc Aymes, historien (CNRS, CETOBAC)
Dilek Sarmis, historienne et philosophe (CETOBAC)
11 janvier 201815h00-17h00, BULAC, 65 rue des Grands Moulins – 75013 Paris, salle RJ. 24

Marc Aymes

Marc Aymes a introduit son travail par trois questions générales, qui lui semblent pouvoir servir de fil d’Ariane : 1) Le lien entre l’idée que nous nous faisons de la traduction et notre des sciences humaines et sociales ; 2) La traduction comme objet d’« affaires » au sens où en traite aujourd’hui la sociologie, c’est-à-dire des épreuves de force et de justification, qui aboutissent à ce qu’une vie collective soit possible ; 3) La question de la sémantique historique, de « l’élasticité de la langue » (Victor Hugo), donc des rapports entre histoire et philologie, ou (si l’on préfère) entre les paroles (notamment les textes, mais pas seulement) et les actes.

Le travail de Marc Aymes porte sur l’empire ottoman au xixe siècle. Parler d’empire, c’est traiter de traduction : toute formation impériale est faite d’hétérogènes juridictions linguistiques. Comment traiter d’un phénomène si protéiforme ? Une proposition forte est formulée en termes de « transferts culturels », ou de ce que d’aucuns ont nommé « traduction culturelle ». Le risque cependant est que l’on tend alors à penser les échanges en termes d’interaction entre cultures identifiées. Suivant cette logique classificatoire, l’assignation à une place — l’aire culturelle — est posée en préalable au transfert ou au contact. Le risque est grand de surimposer ce faisant une cartographie culturelle forcément réductrice aux paysages humains ottomans. Contra les tenants de la traduction culturelle, le choix est donc fait ici de ne pas « traiter de la traduction entre langues dans le contexte de la traduction entre cultures » (Peter Burke). Laissant en suspens la difficile question du lien entre langue et culture, l’approche adoptée traite de traduction au sens le plus littéral, intra- ou interlinguistique, du terme. Ce qui, notons-le, n’implique nullement de s’en tenir à la dimension langagière du phénomène : l’étude des traducteurs n’est pas dissociable du travail sur la traduction. Celle-ci demeure donc objet de sciences historiques, économiques et sociales, en même temps qu’elle redevient, éminemment, objet de sciences philologiques.

En pratique, les recherches de M. Aymes élisent domicile en un lieu documentaire particulier, foyer d’un travail collectif entrecroisant plusieurs protocoles d’enquêtes au sein d’un même corpus — un laboratoire, en somme. Ce sont les archives du « Bureau de traduction » (Tercüme Odası) établi auprès du grand vizir ottoman en 1821, lors du déclenchement de la guerre d’indépendance grecque, puis intégré au ministère des Affaires extérieures (Umûr‑ı Hâriciyye Nezâreti) lors de la création de ce dernier en 1836. Voici quelque dix ans que les Archives ottomanes de la Présidence du Conseil à Istanbul (Başbakanlık Osmanlı Arşivi, ci-après Boa) ont entamé le catalogage des fonds de ce ministère. De larges séries documentaires sont d’ores et déjà accessibles, et finement indexées. À ce jour pourtant, le Bureau de traduction n’a fait l’objet que d’études éparses, peu approfondies. Il offre pourtant un microcosme adapté pour étudier, en vraie grandeur et au plus près de leurs occurrences documentaires, les tensions d’empire du monde ottoman tardif.

Ces tensions sont sociologiques, car nombre de hauts responsables ottomans d’alors ont, à leurs débuts, fait leurs preuves en tant qu’apprentis-traducteurs : ce sont l’ensemble des carrières et des pratiques impériales de gouvernement qu’arpentaient les alumni du Bureau de traduction. Et ces tensions sont linguistiques, car les fonds du Bureau de traduction constituent un vaste observatoire du savoir-traduire développé par les hommes de plume ottomans. En témoigne la profusion de brouillons, qui laissent voir en détail comment les agents du Bureau procédaient, en pratique, pour ébaucher, corriger, réviser leurs traductions. C’est l’atelier des traducteurs au travail.

En somme, et pour en revenir aux trois questions liminaires posées supra :

  1. Traduire, sous une forme ou sous une autre, siège au cœur du métier des « études aréales » en sciences humaines et sociales. Nos sources, nos documentations doivent être soumises à une démarche simultanée de translittération, de traduction et d’interprétation. C’est de philologie qu’il s’agit, si par là nous entendons un acte critique voué, en même temps qu’à établir une véracité de nos sources, à entretenir le caractère problématique de leur lecture. Mais ce travail philologique n’est calfeutré dans aucune tour d’ivoire : il est très directement mobilisé dans l’action des hommes de pouvoir. Nos sciences humaines et sociales ont donc partie liée avec une science politique ottomane au concret.
  2. Appréhendé comme collectif de travail, le Bureau de traduction permet de saisir dans la durée le lot de malentendus et d’accidents de parcours auxquels les hommes de plume ottomans sont confrontés. Les humbles documents de travail du Bureau de traduction circonscrivent ainsi un lieu pragmatique où se jouent, sinon des « affaires » scandaleuses, du moins une mise à l’épreuve des cadres collectifs de l’expérience des élites ottomanes.
  3. La biographie collective des hommes du Bureau de traduction doit permettre d’inscrire dans la durée l’élasticité conférée au turc ottoman (ainsi qu’éventuellement à d’autres langues en usage, mettons le français) par leur activité. Nous menons ainsi deux histoires parallèles : l’histoire administrative et archivistique de la genèse d’un État moderne, d’une part, et une histoire linguistique des concepts circulant au sein du monde ottoman et au-delà. La question, par-delà cette analyse située, sera celle de la dimension « sociolectale » des répertoires terminologiques et locutoires ainsi développés : dans quelle mesure franchissent-ils les frontières de leur petit milieu social ?

Dilek Sarmis

Dans sa présentation, Dilek Sarmis a abordé la traduction à partir de l’histoire intellectuelle de la fin de l’Empire ottoman et de la République turque. Elle s’est intéressée en particulier à la traduction philosophique, dans la mesure où cette dernière a constitué une dynamique fondamentale du champ disciplinaire de la philosophie. S’appuyant sur la notion de Bedeutungsüberschuss -le « surplus de significations des concepts » développée par Reinhart Koselleck pour décrire la variabilité des interprétations contextuelles des concepts, elle a ciblé l’importance du travail de sémantique historique auquel Marc Aymès a fait référence dans sa communication, et qu’il convient de mener également dans le champ philosophique.

Plus spécifiquement, cette présentation a mis l’accent sur deux points saillants des rapports à la traduction en Turquie, en tant que pratique et principe de civilisation, et dans sa double dimension pédagogique et politique/symbolique. A cet égard elle s’est penchée d’abord sur des cas historiques d’établissement de terminologies à la fin de la période impériale, puis sur l’institutionnalisation des activités de traduction en particulier durant la période républicaine. L’étude des pratiques terminologiques disciplinaires permet d’interroger les dynamiques de cristallisation linguistique et les projections politiques auxquelles elles donnent lieu à la fin de l’Empire. L’investissement dans les politiques terminologiques s’appuie sur le postulat que les formations discursives peuvent devenir des structures synchroniquement stables, et de ce fait consolider les espaces de savoirs transmis. L’histoire de la Turquie montre aussi le rôle de la traduction dans les carrières intellectuelles individuelles : le traducteur n’est pas au premier chef un transposeur, il est un initiateur et un acteur majeur des champs scientifiques (les nombreux usages intertextuels et la déférence pour les « grands » traducteurs en lien avec les mouvements disciplinaires en témoignent).

Dans un deuxième temps, l’analyse de la traduction comme pratique politique institutionnalisée montre les tensions d’universalisme patrimonial auxquelles a été soumise la traduction des grands classiques de la littérature mondiale durant la période républicaine turque, en particulier à partir des années 1940. Ces dynamiques d’institutionnalisation signalent une prise en charge nationalisée de la traduction culturelle comme patrimonialisation, qui débouche sur une valorisation des professions éditoriales.

Cette communication a été l’occasion d’engager une réflexion sur quelques questions importantes, en particulier la multiplicité des modalités du traduire dans l’histoire de la Turquie, et le rôle joué par la traduction dans le développement de la langue turque elle-même en parallèle avec celui des disciplines scientifiques. La traduction se manifeste comme une pratique transversale : il ne s’agit pas seulement d’une transversalité linguistique, mais liée également à la multiplicité des pratiques et des contextes. Aussi marquée soit l’histoire des terminologies scientifiques de la Turquie par l’établissement d’équivalences directes, la « poétique » y reste de mise, via les représentations culturelles et linguistiques qui se meuvent dans toute pratique consciente de traduction.