Séance N°1 « Contextes d’édition et valeur épistémologique de la traduction »
Peut-on penser ensemble les contextes de publication des traductions et la valeur épistémologique de cette production textuelle particulière ?
avec Anne Madelain, Franziska Humphreys et Marc Aymes
Anne Madelain
Peut-on penser ensemble la valeur épistémologique de la traduction et ses contextes de publication ? D’un côté la pensée au travail de l’acte de traduire, et de l’autre, la façon dont on introduit, dont on « incorpore » dans un champ intellectuel et national situé des textes « étrangers » ?
Du point de vue de l’éditeur de sciences humaines -par exemple des Editions de l’EHESS-, cette question en appelle spontanément une autre : quand l’éditeur décide-t-il de se lancer dans un projet aussi coûteux et aléatoire que la publication d’une traduction ? La réponse première, me semble-il, est qu’il doit estimer qu’elle répond à un besoin de savoir, qu’il s’agit d’une nécessité… Ce texte qu’on veut traduire apporte un autre éclairage, d’autres sources, transforme les perspectives du champ d’accueil. Souvent dans l’édition privée autant que dans l’édition publique, la proposition vient de spécialistes des domaines. Mais il y a des raisons moins nobles, comme un besoin de placement symbolique, celui de s’affirmer comme l’éditeur d’un domaine ou d’un auteur (« avoir Foucault à son catalogue », par exemple). Enfin, il y aussi des projets de traduction qui répondent à des formes de politique de l’offre. Aujourd’hui, de nombreuses traductions de textes vers l’anglais répondent à cet impératif. Ce type de traduction implique une économie différente (en général, c’est l’institution ou l’auteur qui finance la traduction et non l’éditeur du champ d’accueil qui la commande et réfléchit donc aux stratégie d’incorporation). Néanmoins la frontière entre ces trois cas a aussi tendance à se brouiller… L’attention à l’évolution des pratiques éditoriales doit aussi passer par l’exploration des débats sur le numérique et son économie, l’édition savante et ses publics (ce que nous poursuivrons cette année au cours de certaines séances).
Sur le terrain français, il faut aussi dire que notre question implique d’abord une profession de foi : affirmer la valeur épistémologique de la traduction. C’est une position dans un débat, dans un contexte, celui d’un champ intellectuel et scientifique qui a longtemps été central dans les sciences sociales et où l’acte de traduire est traditionnellement minoré comme acte de pensée, et relégué dans la sphère technique (traduire n’est pas considérée comme une activité scientifique au même titre qu’écrire un article et les éditeurs ne pratiquent presque jamais de veille dans ces domaines, contrairement à la fiction).
Il est donc intéressant d’examiner quelques données sur la circulation des traductions entre le français et les autres langues (voir le rapport statistique du Syndical national de l’Edition) : Le nombre d’extraductions est à peu près équivalent au nombre d’intraductions (entre 12 000 et 13 000 ouvrages sur environ 75 000 nouveaux titres publiés par an, tout domaines confondus), mais les langues concernées sont très différentes. Alors que les éditeurs français traduisent 61 % de titres de l’anglais, les Chinois sont les premiers acquéreurs de titres français (17%) suivis des pays hispanisants (10%), germaniques et anglophones (7% chacun). Concernant les sciences humaines, la diversité est encore moindre pour l’intraduction. En 2016, aucun livre de sciences humaines et sociales n’a été traduit de l’arabe, du turc ni du chinois qui sont trois langues vers lesquelles les SHS françaises s’exportent très bien.
Ainsi étudier les enjeux symboliques de l’acte de traduire dans différents contextes nationaux, comme l’a proposé l’anthropologue Frank Mermier un de nos intervenants de l’an dernier, permet de cerner aussi les enjeux propres à la traduction comme opération culturelle. On continuera en 2017-2018 d’approfondir ces comparaisons entre régions du monde commencées l’an dernier, en explorant les mêmes terrains et d’autres comme la Pologne, les mondes turc et ottoman, la Russie, le monde chinois…
Même si les échanges des traductions sont profondément déséquilibrés, il y a aujourd’hui en France, me semble-il, des initiatives qui convergent pour défendre l’idée que la traduire un texte de sciences sociales est pour un acte de pensée, pensée « entre » les langues et « en plusieurs langues » qui s’inscrit dans un débat toujours renouvelé entre des livres. Ce débat est la matière même des sciences humaines et sociales, comme le montre un le dernier ouvrage juste paru aux éditions de l’EHESS ; Pour les sciences sociales. 101 livres, un ouvrage collectif sous la direction de Cyril Lemieux.
Franziska Humphreys
Au début du séminaire de cette année, nous reprenons alors une question sous-jacente au travail que nous avons fait durant l’année dernière : Quel est le rapport entre la traduction comme opération éditoriale particulière et comme accès privilégié au savoir des textes ? Quelle importance pourrait avoir la valeur épistémologique de la traduction pour le travail éditorial et vice versa ? Ce lien entre deux mondes se crée naturellement dès lors qu’on conçoit la traduction comme une activité continue et réfléchie ayant un impact sur les discours existants et engageant à la fois une pensée critique, une pratique éditoriale et un programme culturel de « vulgarisation » d’un (nouvel) auteur. Qu’est-ce qu’on traduit et pourquoi ? Cette question exige une analyse chiffrée des réalités éditoriales mais aussi une réflexion approfondie et consciente de l’histoire des espaces linguistiques concernés afin de définir des critères et de questionner certaines notions de base (qu’est-ce qu’un texte « classique » ou « contemporain », qu’est-ce qu’on entend par « lecteur », par « transfert » ou bien par « contexte », qu’est-ce une « bonne » traduction, etc.). Le traducteur est sans doute le lecteur le plus « investi » d’un texte, il en connaît littéralement chaque mot, chaque tournure, chaque détour. Il connaît son architecture, sait comment il produit ses effets. Pour pouvoir établir l’appareil critique, il doit vérifier chaque référence, refaire le parcours de l’auteur en étudiant ses sources, retracer et bien situer ses concepts dans leur historicité. Ce savoir privilégié du traducteur reste largement sous-estimé car il se situe dans les marges du monde de la recherche et de celui de l’édition. Notre séminaire tâche à mettre en valeur cette qualité de la traduction en créant des croisements et des rencontres entre ces univers malheureusement toujours trop séparés.
Le texte traduit ne se situe pas « entre » deux langues mais il crée un espace tiers qui a une valeur et une vie propre. Aussi, Pierre Rusch, dans la séance consacrée Maurice Merleau-Ponty, lecteur de Max Weber et de Georg Lukàcs, en mai dernier a attiré notre attention sur d’autres types de transfert qui passeraient par des articles, des comptes rendus, des ouvrages dits secondaires opérant en amont un premier tri, en fonction de présupposés et d’intérêts largement étrangers au contexte d’origine. Rusch souligne l’importance du contexte historique et subjectif dans l’élaboration d’une pensée qui passe essentiellement par des opérations de traduction et prépare ainsi le champ à accueillir la traduction éditée. L’interprétation et la traduction sont deux aspects de la « survie » des textes. C’est pour cette raison que la réalité de la traduction dépasse le formalisme qui prône « le texte, tout le texte, rien que le texte ». Tout au contraire, « le texte est toujours plus que le texte, il est aussi, inévitablement, son passé et son futur ».
Ces savoirs « mineurs », ces dédales textuels entre les langues, la productivité et créativité joyeuses de la traduction comme pratique intellectuelle marginale par rapport aux codes de la recherche scientifique universitaire mais éminemment riche en connaissances et perspectives continuent à me passionner et sont la raison pour laquelle je me suis engagée à nouveau dans ce séminaire à côté d’Anne Madelain et Marc Aymes.
Marc Aymes
Distinguons situation scientifique et situation épistémologique. L’une décrirait l’orientation topique induite par les objets que nous étudions empiriquement ; l’autre tiendrait aux diffractions optiques que provoque l’organisation des savoirs en « domaines ».
Scientifiquement, la situation que je représente peut être dite impériale : elle vise à étudier l’empire ottoman (nous y reviendrons, avec Dilek Sarmis, dans une prochaine séance). Cette situation impériale implique une multiplicité de juridictions linguistiques. Donc une multitude de lieux où pullulent les traductions, avec ou sans traducteurs désignés.
Épistémologiquement, ma situation peut être dite aréale. Elle est, autrement dit, tributaire d’une organisation savante nommée ici aires culturelles, ailleurs area studies ou Regionalwissenschaft. La phrase souvent citée d’Umberto Eco : « La lingua dell’Europa è la traduzione », pourrait signifier que la traduction entretiendrait une relation privilégiée avec la modernité européenne : dans le monde plus éloigné des « aires », il n’y aurait pas ou peu de place pour la traduction — en tout cas pas pour celle qui en « Europe » est créditée d’avoir permis que les humanités prennent part à l’organisation de l’État et de la cité. Traduire, pourtant, c’est la condition même des études dites aréales : l’adoption d’une aire comme terrain d’étude a pour condition sine qua non l’apprentissage de la traduction ; puis, il faut encore décider comment on éditera le résultat. Ce travail porte souvent sur des corpus anonymes, ou en tout cas sur des œuvres dont aucune « fonction-auteur » ne permet de rehausser le prestige. L’aire permet, en ce sens, de pousser plus loin la logique du social turn proposée par les sociologues de la traduction littéraire : elle « anonymise » le travail de traduction. Mais pour l’éditeur toujours soucieux de jouer d’un effet d’affichage (c’est après tout, avec le travail sur le texte en amont, l’autre ressort essentiel de l’édition en tant que publication), cette furtivité des œuvres venues des aires pose problème. Pour ne pas avoir à éditer des traductions sans auteur, se prêtera-t-on au jeu d’une fonction-traducteur ? Le risque est qu’alors on s’en remette à une caractérisation anthropomorphique du processus de traduction : on rendra le parcours d’un texte ou d’une œuvre homologue de la trajectoire d’un protagoniste. C’est le modèle des prosopopées microbiographiques en vogue aujourd’hui, où l’exilé, le migrant, le simple voyageur viennent personnifier une expérience de l’« entre-deux » culturel. De tels récits de vie visent à émerveiller en dramatisant la marqueterie des cultures : est-ce qu’il faut pour comprendre ce que font non pas les traducteurs, mais les traductions ?